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by Philippe Jonckheere (de) | April 22, 2003
New York, le 2 septembre 91
New York, pour la dernière fois, peut-être. Cigarette. Bière américaine. Mal de dos. Position inconfortable. Tel Philip Winters dans Alice dans les villes de Wim Wenders, j'ai investi mes derniers dollars dans un billet d'avion, retournant au vieux pays. Il me reste deux jours et des paquets de petite monnaie à vivre ici. Quelques tokens aussi. Trois immenses valises me regardent près de la porte, elles sont toutes phénoménalement lourdes, ça ne passera jamais.
Il y a trois ans j'aterrissais à Chicago, une partie de mes bagages était perdue. Le taxi m'arnaquait d'une dizaine de dollars et je n'arrivais pas à trouver ma chambre d'hôtel. Le voyage américain a duré trois ans. Pendant ces trois ans, j'ai rencontré ce que les Etats-Unis avaient de meilleur à donner aussi bien que des situations plus dures. J'ai travaillé comme assistant de Robert Heineken, et puis aussi sur un échafaud de 30 centimètres de largeur à une hauteur de quatre étages, malgré mon terrible vertige, pour un salaire de misère. Je suis allé dans les plus beaux musées du pays, à New York, Chicago, San Francisco et Boston __ j'ai aussi passé de nombreuses nuits d'ennuis à boire et à jouer au billard américain, dans des bars sombres et déprimants de Chicago. J'ai eu de nombreux amis dont les portraits figurent dans ce livre et j'ai aussi combattu la pire des administrations américaines: le Service de l'Immigration et de Naturalisation, hanté de ses visages inamicaux.
Il me semble avoir acquis une connaissance très réelle de ce pays __ je me vante souvent de mon impeccable compréhension des règles compliquées du base-ball et du football américain. Il est cependant de ma conviction que mon départ des Etats-Unis réside dans mon incompréhension et mon refus de vivre plus outre dans ce pays.
Au début je voulais mes images les plus proches de la réalité dont je m'étais donné le but de témoigner: un document. Une première crise d'hépatite virale, puis une longue solitude ont rapidement détourné mes intentions; plus préoccupante que le reportage à propos d'un immense pays, est devenue ma propre vie. Les efforts d'objectivité furent rapidement oubliés et abandonnés, il restait l'intention d'une grande démocratie des sujets traités. Mon aptitude à photographier a aussi grandement diminué. Ce matin j'achetai cinq rouleaux de TRI X, avec l'intention de faire mes dernières images de l'Amérique. Ce soir je constate un peu tristement que je dois en être à la vue n° 10 de la première pellicule: c'est trente-six fois moins d'images par jour que lors de mon dernier séjour à New York. Mon regard ne semble pourtant pas avoir beaucoup changé. J'observe avec la même rigueur les visages de fatigue à la fin de la journée de travail. Je ne prends plus de photos. Je m'intéresse maintenant davantage aux idées. Le procédé a pris la place de la réalisation dans la tâche d'expression d'un contenu pourtant similaire. A mes amis américains, j'ai souvent expliqué que je trouvais difficile de vivre dans un pays à l'idéologie aux antipodes de mes convictions politiques. La condition humaine est une préoccupation inchangée. Au début de mon séjour aux Etats-Unis, je me suis appliqué à un travail de description de l'ennui inhérent à la vie quotidienne: je photographiais les banlieues les dimanches après-midi quand les familles étaient unies ou désunies devant les matchs de football américain sur les écrans de télévision. Plus récemment je tente de réunir les mêmes images de télévision par association dans le but déclaircir le spectateur sur la manipulation commerciale et politique dont il est la victime.
Dans la Vie Matérielle, Marguerite Duras revendique son absence de certitudes excéptée celle de l'injustice sociale. Je pourrais en dire autant, jamais aussi bien.
L'incertitude est aussi celle du retour: quelles sont les désillusions qui m'attendent en France? Le travail que j'entreprends avec ce livre, quelles sont les chances de sa reconnaissance, de sa publication? Est-ce qu'en la matière je ne suis pas passé maître: produire un réel effort à l'intention d'un public mais de ne jamais l'atteindre d'une manière plus ample, plus nombreuse, plus réelle? Un grand souci rôde derrière l'enthousiasme du travail à la réalisation de ce livre: celui d'avoir été honnête, généreux. Il y a aussi le sentiment de devoir quelque chose à de nombreses personnes: est-ce que tant d'éducation et de recherches ne sont pas un immense gâchis si elles ne sont pas partagées, reléguées, exposées? Est-ce qu'après tout l'effort conséquent dépensé à la réalisation n'est pas dérisoire devant la somme d'énergie nécessaire à son partage par la publication, une énergie manquante parce que consommée dans sa plus grande part dans le travail de recherche et de production?
Très souvent je regarde le travail accompli il y a deux ans, et je vois clairement au travers de ses faiblesses, provoquant un dégoût ou une grande fatigue. Je veux apprendre à accepter cet apprentissage cruel du temps. Le lent Voyage est une tentative en ce sens.
Philippe De Jonckheere
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