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by Philippe Jonckheere (de) | April 22, 2003
Après Cergy-Pontoise, prendre la nationale 14 en direction de Rouen. En prenant de l'essence au supermarché de Gisors, sur le chemin du travail, le ciel bas se prête admirablement à des considérations pas très réjouissantes. Le parking de ce supermarché fait grise mine, les troènes qui le bordent sont tous atteints de lèpre, une ordure de papiers gras et d'emballages dépecés jonche le sol et les taillis, les graffittis étouffent les murs, tout est l'abandon et les indications de volume et de somme à payer, même lumineuses, peinent à se rendre lisibles sous l'épaisse couche de crasse qui couvre les pompes. La guérite de la caisse a été refaite il y a un an à peine, la précédente avaient des allures de bidonville, la nouvelle est pareillement promise à la jachère. C'est ici que je prends mon essence, non que je me plaise à y faire la queue qui y est souvent longue, mais c'est ici que l'essence est la moins chère. Et aujourd'hui plus qu'un autre jour je réalise
qu'habituellement, je ne regarde pas ce que j'ai sous les yeux, l'abandon à la saleté de cette pompe annexe, je dois surement détourner le regard, comme nous apprenons à le faire de la misère, de celle qui est à notre seuil et qui dérange notre confort douillet. Nombreux sont ces espaces de la ville qui sont régulièrement sacagés et pour lesquels on se plait souvent à souligner que ceux-là même qui les ont endommagés, souvent en les rendant inutilisables à tous, ne feraient pas de même chez eux. "Quand on voit ce qu'on voit et qu'on entend ce qu'on entend on a raison de penser ce qu'on pense". Dans le cas du parking du supermarché de Gisors, c'est la gérance même du supermarché qui est assez vandale pour nous infliger le spectacle désolé de ce parking en friche. D'ailleurs en y pensant bien ces espaces de vie intermédiaire, là où nul ne pourrait dire qu'il a vécu quoi que ce soit de notable, moments de la vie que nous oublions au moment même où ils se produisent, des
cendre de la voiture, prendre un chariot, faire ses courses, vider les courses dans le coffre, rapporter le chariot, démarrer et repartir chez soi, tant de tâches accomplies dans la précipitation de vouloir s'en échapper au plus vite, ces espaces de vie, où la vie n'est pas donc, se sont dégradés sans que nous nous en soyons aperçus. Cette dégradation fut lente. Lentement, nous avons appris à ne plus voir cette laideur repoussante. La course au profit veut surement cela. Elle nous habitue au fait que le maintien des prix et de la qualité des marchandises se fait au prix d'une négligence accrue de ce qui lui est périphérique. Au même titre que dans la ville nouvelle où je travaille, je vois des facades de sociétés, certaines notables, dans ce qu'elles ont pignon sur rue et que leurs noms vous diraient toutes quelque chose, certaines de leurs façades, donc, portent encore en janvier 2003 les stygmates hérités de la tempête de décembre 1999. L'intensité du commerce est telle qu
e nul n'a le temps de réparer la devanture, nous continuons à vous servir pendant les travaux. Nous avons appris à ne plus voir ces carreaux brisés, ces bâches devenues fort sales qui cachent la misère vraiment, nous ne les voyons plus et finalement n'ouvrons plus les yeux qu'arrivés de retour dans notre cocon, notre maison, hâvre de proreté et d'ordre. Sur le chemin du travail, je ne vois plus la périphérie de Gisors sur laquelle l'implantation sauvage de hangars et de supermarchés égrenne de ces structures à charpente métalique qui sont autant de verrues dans le paysage. Je ne vois plus en haut de la montée sur l'aire de repos où souvent est stationnée une cammionette de prostituée, des ordures et des ordures qui débordent de la seule et modique poubelle prévue pour receuillir seulement les papiers gras d'une famille qui se serait arrêtée là pour une courte halte. Plus loin je ne vois plus le village-rue que tous traversent à pleine vitesse et dont les murs des maisons qui
bordent le route portent la saleté de la route jusqu'à hauteur d'homme. Je ne vois pas non plus la chaussée défoncée au rond-point, plus loin, au retour du travail de nuit c'est pourtant là que je m'arrête à chaque fois pour couper la route au sommeil. Et quand je traverse Cergy, sur l'autoroute, je ne vois plus ces immeubles mal conçus, mal dessinés, mal construits, ces quartiers qui n'en sont pas, tout juste une succession de rond-points, en s'approchant encore de Paris, les voies se font plus larges, je ne vois pas d'avantage les rambardes crasseuses, autour de Paris, les tunnels noircis au gaz d'échappement, je ne les vois plus, arrivant à Noisy-le-Grand, je ne vois pas davantage l'immeuble de Riccardo Bofill totalitaire dans la bruine, sale surtout, et dont on a le sentiment qu'il se delitte surement de partout. Les trottoirs qui le jouxtent n'ont pas été bitumés jusqu'au bout. Là les graffittis crient plus fort. En arrivant au travail j'apprends que les réseaux du mon
de entier essuient le feu d'une attaque virale. Ce n'est pas encore cette semaine que la façade sera refaite. Comme je ne la vois plus, je ne vais pas m'en plaindre. (26 janvier 2003)
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