Photos
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23:59:59
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:59:59
Anne attend toujours, pour éteindre, que minuit soit effectivement passé de quelques minutes, sans quoi elle est un peu angoissée, pour elle minuit c'est l'heure du crime. Pour ma part la peur que l'on vienne m'égorger dans mon sommeil, c'est toutes les nuits, quelle que soit l'heure.
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Chiffre, Réveil -
23:59:58
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:59:58
Fin
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Réveil -
16:02:45
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 16:02:45
Nathan, mon petit garçon
Il y a trois ans, je dormais profondément, nous avons tous les deux ceci en commun que nous peinons à trouver le sommeil, mais, ce dernier nous trouve finalement et nous nous laissons emporter par son étreinte apaisante et envoûtante, profondément endormi donc, j'ai entendu une voix, celle d'Anne, ta mère, me chuchoter à l'oreille qu'il fallait que je me lève, qu'elle venait de perdre les eaux, ce chuchotement, certains jours, il m'est donné de l'entendre encore. Il était cinq heures, et deux minutes plus tard j'étais en bas habillé, la clef de la voiture en main, Anne, elle, n'était pas encore vêtue, qui buvait son café au lait sur la table de la cuisine, ta mère est toujours beaucoup plus calme que moi, elle est arrimée à son café au lait comme les navires sont ancrés dans le port les nuits de tempête, la terre peut ausi bien s'ouvrir et se crevasser sous ses pieds. Quand enfin elle fut prête, nous partîmes pour la maternité de Gisors, je conduisais prudemment, faisant en sorte que ma conduite fût la plus souple possible pour Anne qui était tout de même sur le point même de te donner naissance. Un peu avant Gisors, longeant la vallée de l'Epte, Anne me demanda si finalement Nathan cela ne m'irait pas comme prénom si c'était un garçon, Anne, tu sais, était vraiment incroyable parce que j'ai dû lui proposer une cinquantaine de prénoms de filles et de garçons, qu'elle a tous refusés __ il faut tout de même admettre que parmi mes propositions les plus alléchantes on trouvait des prénoms qui n'étaient peut-être pas des cadeaux comme Cunégonde pour une fille et Nabuchodonosor pour un garçon, y repensant, Nabuchodonosor De Jonckheere manquait de légéreté __ elle même ne m'avait avancé que Simon pour un garçon, ce qui ne m'enchantait guère, disons-le, et Angèle pour une fille, ce qui m'allait, je n'étais pas difficile. Alors, ai-je dit, va pour Nathan si c'est un garçon, mais je restais prêt pour un changement de dernière main, de dernière minute. Arr
ivés à la maternité, nous sommes tout de suite tombés sur Madame Maréchal, la sage-femme qui avait déjà donné naissance à ta soeur Madeleine et dont nous nous étions régalé de la gentillesse et de la discrétion. Madame Maréchal avait aussi une odeur corporelle qui plaisait beaucoup à Anne, et j'imagine qu'étant donné ce que ces deux femmes avaient déjà vécu ensemble et ce qu'elles allaient bientôt vivre de nouveau ensemble, comme dans un corps-à-corps en quelque sorte, il n'était pas sot que l'odeur corporelle de Madame Maréchal fût agréable à ta maman. Quand Madame Maréchal tâta l'effacement du col, elle conclut à une naissance imminente, peut être pas, mais qui n'allait pas tarder, nous passâmes donc dans la salle de travail, ce qui devait sûrement occasionner bien du tracas à ta maman anticipant toutes les souffrances, des contractions et de l'enfantement, comme celles d'une imprescriptible corvée douloureuse. Madeleine était née sur un disque d'ambiance, quelque chose d'
assez terrible, une suite continue de morceaux de musique planante sans intelligence et au milieu de cela Madeleine a sorti la tête de l'eau sur Are you going with me de Pat Metheny, morceau égaré là par je ne sais quel miracle, moindre mal dans toute cette soupe. Nous étions résolus à ne pas prendre le risque que tu naisses sur une musique inepte, aussi nous avions apporté quelques galettes d'Anouar Brahem et c'est sur les notes intenses, silencieuses presque, de Thimar que tu es né. Cette fois, Anne, qui enfantait pour la quatrième fois, avait choisi d'atténuer ses souffrances en demandant une péridurale, pour cela on me fit sortir de la salle de travail parce que, sans doute, estimait-on, peut-être pas à déraison, que le spectacle d'une immense seringue inoculée dans le bas de la colonne vertébrale d'Anne n'était pas une nécessité pour un homme, déjà fort ému, je fus donc congédié, et on me conseilla même d'aller prendre un petit déjeuner qu'on se proposait
de me servir dans votre future chambre à Anne et toi. On assit Anne sur la table de travail et là l'anesthésiste n'eut que le temps d'aller me chercher, dans le couloir de la maternité, j'entendis des bruits confus, on se demandait où était le père, un peu affolé tout de même, cela se passait si mal que cela? qu'il fallait que je revienne ficelle dans la salle de travail? et d'ailleurs qu'aurais-je fait que Madame Maréchal n'aurait pas su faire?, je revins en courant en salle de travail où nul ne remarqua que je n'avais plus aux pieds de ces sur-chaussures ridicules en tulle rose, et là je vis Anne assise qui tirait, elle même sur la tête de ce bébé, qui sortit comme cela, d'un coup d'un seul, enfin c'est moi qui le dis, Madame Maréchal se tenait accroupie prête à intervenir, comme un demi de mêlée qui attend que le ballon sorte d'un regroupement, je me tenais pas loin d'elle tel un demi-d'ouverture, prêt à recevoir la passe et à moi reviendrait la décision périlleuse d'ouvrir le jeu au large ou de taper à suivre. Mais Anne te prit, et te posa sur sa poitrine, tu étais un garçon, on t'appela Nathan. Tu étais un corps tout rond blotti contre le sein d'Anne, drapé tel quel dans le linge de l'assistance publique, souillé par endroits de liquide amniotique et de sang. Je t'ai baigné, je t'ai habillé, je t'ai reposé sur la poitrine d'Anne, tu peinais beaucoup à garder les yeux ouverts. Madame Maréchal remplissait les premiers papiers te concernant et nous a demandé si tu avais un deuxième prénom, de cela nous nous étions mis d'accord avec Anne, si tu étais un garçon ton deuxième prénom serait Alonzo et sans doute plus tard je t'expliquerai que c'était là le surnom de mon petit frère Alain (parce que Allons au bistro) et que ce n'était peut-être pas un cadeau mais j'avais décidé que je te donnerai un peu de cet amour que j'avais pour lui et qui sans cela aurait sûrement tari avec le temps. Nathan, aujourd'hui tu as trois ans. Tu es un enfant adorable, tu poses toujours ta tête dans mon cou en appuyant aussi fort que tu peux, tes yeux sont clairs, comme les miens, et comme les miens aussi ils se perdent souvent au loin et, de là, de cette distance infinie, nul ne saurait dire à quoi nous pensons, pas même nous-mêmes lorsque nous revenons à nous. Tu es un enfant terrible, très colérique parfois, et dire que cela, le pire de moi-même, je t'en ai fait cadeau aussi, un cadeau empoisonné, je peux te le dire. Tu nous fais tourner en bourrique et toute la journée je répare ce que tu as cassé, abimé ou déchiré, par colère le plus souvent, parfois aussi parce que tu ne comprends rien à rien, et quand tu renverses une bouteille de lait entière sur la table, seulement par maladresse, c'est presque un soulagement que de devoir serpiller derrière cette bourde sans malice. Ton rire est clair aussi, tu es chatouilleux, comme tous les enfants et j'aime tellement ces chahuts qui sont les notres en fin d'après-midi, quand je m'allonge dans l'herbe du jardin et que Madeleine et toi faites ce que nous avons toujours appelé une java. Tu nous donnes aussi du soucis, parce que tu n'es toujours pas propre, certaines de tes réactions paraissent retardées, mais tu as aussi l'art de sentir que nous nous désespérons sur ton sort et alors de dire quelque chose qui nous surprend toujours et nous fait nous demander si nous ne sommes pas devenus tout à fait idiots de pareillement s'inquiéter devant une intelligence si vive et fugace. Le soir, tu me fais souvent devenir chèvre parce que décidément, non, tu ne veux pas aller te coucher et du coup tu m'empêches de poursuivre ces chimères qui sont les miennes et qui occupent souvent mes pensées du matin au soir, et ce n'est que le soir que je peux les traquer un peu, leur courir après, mais bien souvent aussi j'ai pris une journée de retard dans cette poursuite, au cours de laquelle le gibier parvient à s'enfuir à tout coup. Je m'énerve et je crie, et parfois je crois que je
te fais peur. Dans tes pleurs tu finis par trouver le sommeil, je te retrouve endormi sur le tapis du palier ou dans notre lit, une fois juste derrière moi, derrière ma chaise, endormi sans bruit, comme éteint, et je te ramasse pour aller te recoucher, tu es lourd, tu pèses une tonne, je me casse le dos, chaque fois à te ramasser et tous les soirs je t'embrasse sur ton front bombé, tu sens bon, tu sens l'école, dans tes cheveux très courts, on trouve du sable comme sous tes ongles qui sont crasseux de la terre du jardin, et je me dis que tu as passé une bonne journée, le matin, tu te lèves et tu sautes les générations, ce n'est pas à moi que tu ressembles, mal réveillé, mais à ton grand-père, mon père, qui garde longtemps le matin gravé dans son front la marque de l'oreiller. Tu poses ta tête sur mon épaule, tu es mon petit garçon et je t'aime, c'est couillon de dire des choses pareilles. Nathan, mon petit garçon, aujourd'hui tu as trois ans.Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Enfant Personnes Nathan -
07:25:09
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 07:25:09
Ce matin plutôt qu'un autre, il faisait bon rentrer. Bon de boire un café à la station essence, de parcourir les titres des journaux par dessus l'épaule du voisin (de noter, amusé plutôt qu'amer, décidément que de relachement!, que l'omniprésence de notre gouvernement d'extrême-droite en représentation permanente remplit les pages jusqu'à recouvrir la disparation de Maurice Pialat, dont la presse populaire semble surtout se faire l'écho du mauvais caractère, moins de l'oeuvre), sur la piste de la station-service des camions garés alignés comme on serre les briques sombres qui se détachent sur un ciel délavé, bon de reprendre le volant, l'esprit rafraîchi, bon de s'arrêter à nouveau en bord de champ, souffler de nouveau, mettre son nez au vent de plaine, de constater les progrès timides de l'aube bleue, bon d'arriver à la maison, de croiser les enfants sur le "chemin de l'école", bon de s'endormir comme un cachalot qui regagne le fond de la mer, bon de se réveiller avec le courier du jour, l'ami Christian me régale d'une galette de Charlie Haden avec Gonzales Rubalcaba. (13 janvier 2003)
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Camion -
23:59:46
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:59:46
Quelques lignes parmi les Vingt lignes par jour d'Harry Mathews. Après une journée comme celle-ci, je mesure bien la difficulté d'un tel exercice.
A man and a woman marry. For their first meal at home she bakes a ham, preparing it as she always does, at the start slicing off both ends before setting it in the pan. The ham is delicious, her husband delighted. "Why do you make it that way", he later asks her, "slicing the ends off?" "I don't know why" she answers, "except that I learned to do that way from my mother". Curious, the husband aks his mother-in-law at their next meeting, "Why do you slice both ends of the ham when you make it in the delicious way you taught your daughter?" "I don't know why", she answers, "I learned how to make it from my mother." The husband insists that he and his wife visit her grandmother, whom he again asks: "You bake ham in a wonderful way that has been adopted by your daughter and then by your granddaughter. Can you tell me why in this recipe one slices off the ends of the ham before cooking it?" "Don't know why they do it" the old lady replies, "but when I made it, the ham wouldn't fit in the pan."
This fable, illustrating our inevitable ignorance about why things happen the way they do, was told to us on the first day at the More Time Course, which included many other goodies: how to avoid fatigue by sleeping less, how to manage disagreeable emotions by sheduling them, how to replace paying bills by making contributions to institutions one admires (such as Con Ed, restaurants, taxicabs).
New York, 4/22/83
Harry Mathews a entrepris d'écrire Vingt lignes par jour pendant un peu plus d'un an, singeant ainsi la devise fameuse de Stendhal, vingt lignes par jour, génie ou pas. Et je remarque ce soir qu'il a commencé ce projet en avril 1983, il y a vingt ans exactement. Dans vingt ans où serai-je, serai-je encore vivant? Dans vingt ans nous viendrons tout juste de finir de rembourser le prêt conséquent que nous venons de contracter pour acheter la maison de Fontenay-sous-Bois, consternant que ce soit la seule chose pour laquelle je prenne pareillement date, je manque de nerf je trouve, à croire que ce soit là le seul engagement dont je sois capable.Journée 22042003.txt 1/2 -
23:50:05
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:50:05
Anne me caresse les testicules comme dans un rêve
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Sexe, Bitte, Caresse -
23:48:37
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:48:37
Et fin septembre 1991 __ pour combler cet apprentissage difficile sinon cruel de la dureté du retour en France et à vrai dire de la réalisation tardive aussi que contrairement à ce que j'escomptais à dire vrai, le petit monde de la photographie en France ne m'attendait pas en messie __ cherchant du travail, je tentais ma chance auprès des labos photo professionnels de Paris. Je me souviens d'une journée d'essai désastreuse à Publimod, j'y perdais tous mes moyens, comme si tout le découragement qui avait été accumulé depuis un mois tombait d'un seul coup sur mes épaules. En une journée j'étais parvenu médiocrement à sortir un tirage passable pour lequel la retoucheuse me jeta un regard noir eût égard au nombre conséquent de pétouilles qui polluaient l'image, l'humiliation était à son comble. Toute la journée cependant j'avais trouvé réconfort en regardant de loin une belle brune, une des tireuses-filtreuses: je croisais Anne pour la première fois, il fallut attendre six ans pour la rencontrer une nouvelle fois. Douze ans plus tard, c'est elle que je rejoins dans le lit ce soir.
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Femme Personnes Anne -
23:45:32
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:45:32
Et relisant ces lignes, je ne peux d'une part m'empêcher d'aller faire un tour dans les trois grands cartons à dessin qui contiennent ce projet du Lent Voyage, et de ce fait je me remémore mieux ce fameux mois de septembre 1991. En quelque sorte je connais la fin de cette histoire-là. J'ai montré ces trois cartons à dessin à toutes les personnes auprès desquelles j'avais réussi à obtenir, à l'arraché, un rendez-vous et, chaque fois, je suis ressorti de ces entrevues avec le sentiment que ces trois cartons à dessin pesaient une tonne, je me sentais humilié, j'avais le sentiment d'avoir terriblement échoué, je sortais de ces grandes institutions de la photographie en pleurs. Alors quand je parle de naïveté à propos de ces lignes, ce n'est pas un vain mot, c'est une vraie douleur que de repenser à tout ceci, douze ans plus tard.
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Livre -
23:37:12
Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:37:12
New York, le 2 septembre 91
New York, pour la dernière fois, peut-être. Cigarette. Bière américaine. Mal de dos. Position inconfortable. Tel Philip Winters dans Alice dans les villes de Wim Wenders, j'ai investi mes derniers dollars dans un billet d'avion, retournant au vieux pays. Il me reste deux jours et des paquets de petite monnaie à vivre ici. Quelques tokens aussi. Trois immenses valises me regardent près de la porte, elles sont toutes phénoménalement lourdes, ça ne passera jamais.
Il y a trois ans j'aterrissais à Chicago, une partie de mes bagages était perdue. Le taxi m'arnaquait d'une dizaine de dollars et je n'arrivais pas à trouver ma chambre d'hôtel. Le voyage américain a duré trois ans. Pendant ces trois ans, j'ai rencontré ce que les Etats-Unis avaient de meilleur à donner aussi bien que des situations plus dures. J'ai travaillé comme assistant de Robert Heineken, et puis aussi sur un échafaud de 30 centimètres de largeur à une hauteur de quatre étages, malgré mon terrible vertige, pour un salaire de misère. Je suis allé dans les plus beaux musées du pays, à New York, Chicago, San Francisco et Boston __ j'ai aussi passé de nombreuses nuits d'ennuis à boire et à jouer au billard américain, dans des bars sombres et déprimants de Chicago. J'ai eu de nombreux amis dont les portraits figurent dans ce livre et j'ai aussi combattu la pire des administrations américaines: le Service de l'Immigration et de Naturalisation, hanté de ses visages inamicaux.
Il me semble avoir acquis une connaissance très réelle de ce pays __ je me vante souvent de mon impeccable compréhension des règles compliquées du base-ball et du football américain. Il est cependant de ma conviction que mon départ des Etats-Unis réside dans mon incompréhension et mon refus de vivre plus outre dans ce pays.
Au début je voulais mes images les plus proches de la réalité dont je m'étais donné le but de témoigner: un document. Une première crise d'hépatite virale, puis une longue solitude ont rapidement détourné mes intentions; plus préoccupante que le reportage à propos d'un immense pays, est devenue ma propre vie. Les efforts d'objectivité furent rapidement oubliés et abandonnés, il restait l'intention d'une grande démocratie des sujets traités. Mon aptitude à photographier a aussi grandement diminué. Ce matin j'achetai cinq rouleaux de TRI X, avec l'intention de faire mes dernières images de l'Amérique. Ce soir je constate un peu tristement que je dois en être à la vue n° 10 de la première pellicule: c'est trente-six fois moins d'images par jour que lors de mon dernier séjour à New York. Mon regard ne semble pourtant pas avoir beaucoup changé. J'observe avec la même rigueur les visages de fatigue à la fin de la journée de travail. Je ne prends plus de photos. Je m'intéresse maintenant davantage aux idées. Le procédé a pris la place de la réalisation dans la tâche d'expression d'un contenu pourtant similaire. A mes amis américains, j'ai souvent expliqué que je trouvais difficile de vivre dans un pays à l'idéologie aux antipodes de mes convictions politiques. La condition humaine est une préoccupation inchangée. Au début de mon séjour aux Etats-Unis, je me suis appliqué à un travail de description de l'ennui inhérent à la vie quotidienne: je photographiais les banlieues les dimanches après-midi quand les familles étaient unies ou désunies devant les matchs de football américain sur les écrans de télévision. Plus récemment je tente de réunir les mêmes images de télévision par association dans le but déclaircir le spectateur sur la manipulation commerciale et politique dont il est la victime.
Dans la Vie Matérielle, Marguerite Duras revendique son absence de certitudes excéptée celle de l'injustice sociale. Je pourrais en dire autant, jamais aussi bien.
L'incertitude est aussi celle du retour: quelles sont les désillusions qui m'attendent en France? Le travail que j'entreprends avec ce livre, quelles sont les chances de sa reconnaissance, de sa publication? Est-ce qu'en la matière je ne suis pas passé maître: produire un réel effort à l'intention d'un public mais de ne jamais l'atteindre d'une manière plus ample, plus nombreuse, plus réelle? Un grand souci rôde derrière l'enthousiasme du travail à la réalisation de ce livre: celui d'avoir été honnête, généreux. Il y a aussi le sentiment de devoir quelque chose à de nombreses personnes: est-ce que tant d'éducation et de recherches ne sont pas un immense gâchis si elles ne sont pas partagées, reléguées, exposées? Est-ce qu'après tout l'effort conséquent dépensé à la réalisation n'est pas dérisoire devant la somme d'énergie nécessaire à son partage par la publication, une énergie manquante parce que consommée dans sa plus grande part dans le travail de recherche et de production?
Très souvent je regarde le travail accompli il y a deux ans, et je vois clairement au travers de ses faiblesses, provoquant un dégoût ou une grande fatigue. Je veux apprendre à accepter cet apprentissage cruel du temps. Le lent Voyage est une tentative en ce sens.
Philippe De JonckheereJournée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Texte -
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Par Philippe Jonckheere (de) | 22 avril 2003 à 23:19:21
Et refermant maladroitement le livre, en tombent quelques feuillets qui datent de l'époque de cette rétrospective de John Baldessari au Whitney Museum à New York en 1991, exposition qui avait été une sorte de révélation, je connaissais à l'époque très peu les travaux de John Baldessari. Ces feuillets sont écrits de ma main mais comme ils datent de 1991, je suis un peu subjugué par cette écriture qui était lisible, et pourtant pas si différente de la mienne, de celle d'aujourd'hui qui, elle, est illisible, il est déjà tard mais j'entreprends de recopier ces notes. Je les lis avec émotion, je suis à la fois amusé et irrité par la naïveté de certaines de ces lignes, mais je revois parfaitement cet après-midi poisseux du début de septembre 1991, il pleuvait par intermittence, des douches torrentielles, et les trottoirs étaient glissants des premières feuilles tombées à terre, l'argent manquait en toute chose, il y avait comme cela trois jours à tenir à New York avant de repartir en France, et comme je le pressentais repartir pour une nouvelle vie.
Journée 22042003.txt 1/2 Mots-clés Ordinateur